Le portrait
Anna C. Zielinska par Aurélie Filippetti : la poésie contre le ressentiment
Amis prodigieux (3/6). «Libé» invite des personnalités à faire le portrait de chers amis. Aujourd’hui, la directrice des affaires culturelles de la ville de Paris salue la passion poétique et politique de sa camarade maîtresse de conférences en philosophie.

par Aurélie Filippetti
publié le 26 août 2025 à 15h36
Ils se connaissent depuis toujours, ou pas, ne se disputent jamais, ou pas, vivent à proximité ou pas… Pour Libé, des personnalités racontent un ami.
«Il ne faut pas prononcer trois fois le nom de la Bête, sinon, elle apparaît.» C’est par cette phrase qu’Anna désigne Martin Heidegger, l’auteur de Sein und Zeit, et c’est ainsi que nous sommes tombées en amitié. En préparant ensemble des cours d’histoire des idées politiques pour des étudiants franco-allemands de Sciences-Po à Nancy. Elle est professeure de philosophie à l’Université de Lorraine, mais son histoire trouve son origine bien plus à l’est, en Pologne, où elle est née en 1979 d’une mère psy spécialiste de l’addiction alcoolique et d’un père ingénieur mort à Noël dernier. Du régime polonais, elle préfère dire qu’il était «prosoviétique» plutôt que «communiste». Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents communistes, nous oui.
Son enfance a été heureuse. Dans la ville natale de Copernic, à Torun, sa révolution intellectuelle fut la découverte, à l’adolescence, tout à la fois de la tragédie de la Shoah et de l’antisémitisme persistant dans son pays. Trois millions de Polonais juifs exterminés pendant la guerre et trois millions de Polonais non juifs tués, cette symétrie la troublait. La Pologne se vivait exclusivement en victime du nazisme sans vouloir reconnaître la spécificité de l’extermination monstrueuse des Juifs. Adolescente, Anna dévore de la poésie, notamment celle d’Allen Ginsberg, Juif et gay new-yorkais. Cela la marquera à jamais. Alors que nous avons souvent ferraillé sur la puissance respective du roman ou de la poésie et des textes analytiques pour appréhender le monde, elle finit par rendre les armes à l’occasion de ce portrait en avouant in fine que ce sont des poèmes qui ont été les plus déterminants dans son parcours personnel.
C’est en apprenant à 15 ans, après la chute du Mur, l’histoire de la révolte de 1968 en Pologne qu’Anna fait le lien entre le totalitarisme de son pays et l’antisémitisme. Mars 1968 : les étudiants polonais descendent massivement dans la rue pour protester contre l’interdiction de la pièce les Aïeux de Mickiewicz. Le gouvernement, poussé par l’URSS alors en train de changer sa politique à l’égard d’Israël pour mieux tenter de récupérer les luttes anticoloniales, accuse les étudiants juifs d’être les meneurs. Adam Michnik, le grand leader de l’opposition au pouvoir totalitaire est arrêté. Et la Pologne expulse au nom de «l’antisionisme» 15 000 Juifs du pays.
En bons cocardiers, nous avons toujours tendance à considérer comme allant de soi que «les autres» choisissent la France. Crânement lorsqu’elle m’a dit qu’elle avait rêvé d’étudier en Sorbonne, je n’ai pas cherché plus loin. Pourtant, les raisons en sont plus subtiles : c’est pour pouvoir réfléchir sur l’antisémitisme en Pologne qu’elle, issue d’une famille entièrement catholique, comprend qu’elle doit partir. Et où ? A Paris, là où a commencé Mai 68. Elle a besoin d’énoncer le mal dans une autre langue que la sienne. L’antisémitisme, elle le ressent trop là-bas, aussi, c’est en français qu’elle va désormais en parler, afin d’échapper à la culpabilité vis-à-vis des siens.
En 1998 elle arrive donc comme jeune fille au pair, s’inscrit à la Sorbonne, apprend le français et essaie en parallèle d’apprendre l’hébreu. Le premier lui est à jamais acquis désormais et elle a même obtenu la nationalité française il y a deux ans. Sa thèse porte sur la philosophie de l’action à Lviv, ville universitaire et intellectuelle polono-ukrainienne, si importante dans l’histoire actuelle. D’ailleurs, elle lance immédiatement après l’invasion russe en Ukraine des webinaires et se mobilise pour les réfugiés, comme tous ses compatriotes.
Elle, qui vit entre Nancy – ville de Stanislas – et Paris avec son compagnon éditeur de philo, conserve un lien permanent avec les mouvements progressistes à Varsovie : lutte pour les droits des femmes face aux ultraconservateurs du PiS, combat pour les personnes LGBT +, contre l’homo et la transphobie. Elle est aussi active pour le musée Polin, musée de l’histoire des Juifs de Pologne.
Obsédée par l’antisémitisme, elle a vécu assez mal son année d’études à Heidelberg, la ville où plane l’ombre de «la Bête» dans un déni de responsabilité allemand parallèle à ce qu’elle a fui en Pologne. Les relations de part et d’autre de l’Oder-Neisse étant sans doute aussi passionnelles qu’elles le furent longtemps des deux côtés du Rhin, je sais qu’elle a ressenti en Allemagne une forme de condescendance à l’égard des Polonais. Ce sera finalement à Beersheva en Israël, à l’université Ben-Gourion, qu’elle va trouver de quoi nourrir son travail de chercheuse et sa curiosité du monde. Elle, qui ne s’intéressait pas vraiment à Israël, est frappée par sa diversité interne. Elle découvre la tragédie des Palestiniens et des Bédouins. Elle lie des amitiés fortes parmi les milieux artistiques juifs et arabes et écrit un article sensationnel sur le dialogue constant entretenu par le rap hébreu et arabe. Concerts de jazz, pièces de théâtre, communautés LGBT +, partout où se rencontrent les uns et les autres, au-delà de leur assignation identitaire, elle retrouve ce qu’elle a aimé chez Ginsberg ou dans la poésie : cette intensité de vie.
Tout s’effondre le 7 Octobre, «jour de l’innocence perdue». Mais elle ne cesse pas pour autant de s’y rendre pour ressentir physiquement ce qui s’y passe. Depuis deux ans, elle vit au rythme des nouvelles de ses amis des deux côtés. Elle qui était déjà engagée au sein du mouvement pour la paix Standing Together y voit aujourd’hui son seul espoir. Elle participe aux manifestations contre l’occupation et pour le retour des otages, regrette de ne pas avoir suffisamment dénoncé cette occupation dramatiquement aggravée depuis Nétanyahou, car selon elle : «C’est des colonies que les “fachos” du gouvernement – Ben Gvir et Smotrich − tirent leur pouvoir et leur ancrage politique.» Elle, qui aime Israël comme son second pays de cœur après la France, est déchirée par les paradoxes d’un pays high-tech, fait de fêtes et de liberté artistique et sexuelle, trahi par les bellicistes ultras qui «détruisent les champs des Bédouins en y lâchant des chèvres comme au Moyen Age».
Que peut la philosophie de l’action, celle d’Aristote, face au mépris du droit international ? Que peut encore la pensée face à la guerre la plus atroce, surtout pour quelqu’un qui a eu envie de faire de la philo après Wittgenstein qui considérait que tous les problèmes provenaient d’un mauvais usage de la grammaire et pouvaient être dissous par l’analyse linguistique ? Comprendre les racines du mal pour le déconstruire pour nourrir des luttes matérielles et non des divagations qu’elle qualifie de «néoplatoniciennes» en ciblant certaines icônes à la mode (Judith Butler, etc.). Ce mélange de courage physique, d’intelligence éblouissante et d’originalité radicale est irrésistible. Anna est une guerrière de la philosophie. Au nom de ce vers de Mahmoud Darwich – la poésie, comme clé, toujours : «La paix a deux parents : la liberté et la justice.»
(photos: Christophe Maout)
